dimanche 14 février 2010

Une caverne d’Ali Baba chez un grand industriel

Voici l’histoire d'un projet de gestion de connaissances assez ahurissant.

En 2004, un grand industriel français des produits laitiers s’est lancé dans un projet massif de capitalisation des connaissances sur un périmètre d''un millier de collaborateurs. Étalé sur 3 ans, le projet était basé sur des actions ciblées de recueil de connaissances
et sur un logiciel KM éditeur permettant de contribuer, d'accéder aux contenus et d'administrer la base de connaissance (accès, droits, workflow, etc.). Les thèmes de recueil étaient choisis sur la base d’une analyse de criticité des connaissances. Un ou plusieurs collaborateurs étaient ensuite identifiés par les managers pour contribuer à chaque thème.
Parmi ces collaborateurs, Joël Zakarian est un expert reconnu sur les problématiques de packaging et de protection produit. Accompagné de spécialistes du recueil (appelés « cogniticiens »), Joël est devenu l’auteur de quatre recueils de connaissances, venus emplir la base de données ainsi qu'un beau livre de connaissances du domaine. Début septembre, Aldric Doguy, jeune consultant, est parachuté sur la fin du projet et chargé d'accompagner Joël Zakarian pour son cinquième recueil.

C'est un matin frisqué qu'Aldric se présente à l'accueil de la société, à quelques pas de son hôtel. L'expert vient aimablement le chercher : "Bonjour Monsieur Doguy. Vous êtes à l'heure. Venez avec moi, on va aller dans le bureau du chef, toutes les salles de réunions sont réservées, rentrée oblige."
Aldric marche dans les pas de Joël. Ils croisent sur le chemin quelques collègues. Ils se saluent rapidement, puis juste derrière eux, l'un d'eux, un grand les mains dans les poches, lance un rire goguenard . Aldric est un peu rassuré par l'ambiance bon enfant, mais il se demande déjà si la plaisanterie le concernait.
Quelques mètres plus loin, ils entrent pas un porte en taule dans un bâtiment semblable aux autres. Ils montent au second et Joel s'arrête devant le bureau de son collègue Geoffroy Jitsu :
_ Ca va ? Bien reposé Geoffroy ?
_ Ouais ouais... Je sais pas ce que j'ai, je dors trop bien en ce moment ! Et toi ?".
Joel laisse échapper un petit rire étouffé. A l'évidence ils sont très complices. Il reprend son sérieux et répond pince-sans-rire :
_ Aujourd'hui je suis avec Monsieur, mais je passerai tout à l'heure pour déjeuner. Dis moi, j'ai essayé de joindre Sylvaine, tu sais la commerciale. Tu lui demanderas si elle a bien travaillé son swing... Bon à toute.
_A toute ouais.
Comme beaucoup de salariés accompagnés pour un recueil, Joël n'a pas changé son train-train quotidien. Il y a comme un réflexe de bon sens à faire entrer les consultants en recueil dans leur quotidien : outre les pauses et les repas, beaucoup prennent le temps de faire visiter leur univers de travail.
Un gobelet de café chaud porté du bout des doigts, Joël plaisante sur son statut de "vieux de la vieille" en touillant son demi-sucre. Puis les deux protagonistes prennent place dans le bureau du chef qui, bonne surprise, est  climatisé.
_Bon allons-y ! lance Joël. On termine vers 16 heures 30 ? Je ne pourrai pas partir tard et je dois passer à mon bureau quand même dans la journée.
_ Oui c'est possible. En fait, en début d'après-midi je vous laisserai à vos occupations si vous êtes d'accord. Comme ça n'est pas votre premier recueil, je suppose que vous connaissez un peu le principe ?
_Oui mais ça change parfois, je vous écoute.
_D'accord. Alors, nous aurons deux objectifs pendant nos séances : le premier c'est de produire des contenus utiles et compréhensibles à vos successeurs, collègues ou à des novices. Et le second objectif (...)"

Joel et Aldric se sont ainsi lancés dans le 5ème et dernier recueil de Joël, avant son départ à la retraite au printemps suivant. Cherchant avec Joël des écrits existants pouvant servir à enrichir le recueil, Aldric remarque que les dossiers de Joël comptent bien d’autres productions de l'expert. Il poursuit le travail commandé puis, vers 16 heurs, Aldric propose de faire une pause. Au retour, il demande à Joël de lui montrer à nouveau les dossiers contenant ses capitalisations personnelles.
Après une demi-heure de fouille, Joël et Aldric ont pu recenser un véritable trésor de guerre pour l’organisation :
  • Une vingtaine de notes sur des technologies ou des procédés utilisés sur des problématiques de packaging et notamment d’industrialisation. Certaines proposaient notamment des comparatifs ou des historiques d’évolution
  • 3 notes techniques complètes sur des problématique métiers récurrentes, qu’il avait rédigées à des fins de formation
  • Une dizaine de rapports et documentations sur des solutions fournisseurs spécifiques ou innovantes
  • Plus de 50 comptes-rendus de réunions d’expertise effectués par un ancien collègue qui avait été rappelé en tant que consultant. D’une clarté remarquable, ces documents portaient sur des questions et des choix techniques difficiles rencontrés au cours des projets menés. A l’issue de chaque réunion, il avait rigoureusement retranscrit les problèmes traités, les hypothèses, les solutions étudiés, leurs avantages et inconvénients, les risques et les éventuels désaccords entre experts.

Lors cette fouille, Joël a ressorti avec enthousiasme plusieurs documents : "ah je me souvenais plus, je l'ai écrit avec un collègue celui-là", "oh c'est écrit vite fait, c'était chez un fournisseur allemand, il doit y avoir son nom dans le document, on la perdu de vue tiens !", "j'en ai un autre plus récent", "ah celui-là, le petit Jérémy qui est passé il en aura besoin", etc. 
Au grand étonnement d'Aldric (mêlé à la fierté de sa découverte), toutes ces capitalisations locales et personnelles avaient donc été ignorées pendant plus de 2 ans et malgré les 4 recueils effectués auparavant. Elles attendaient dans un dossier connu de Joël seul.
Mais Aldric n'était pas au bout de ses surprises. Comme l’espace de stockage de documents de René était limité, il en était venu à sauvegarder nombre de documents (comprenant notamment des modélisations) sur des Cédéroms qui sommeillaient désormais dans une valise derrière son bureau...

Le projet de capitalisation prit fin un an plus tard, suite au départ du directeur technique qui était son principal "sponsor" dans l'organisation. Néanmoins, le nom du projet est désormais arboré comme référence industrielle par quelques éditeurs et cabinets conseil du marché. Aldric travaille pour l'un d'eux. Joël a quitté l'entreprise avec ses Cédérom  ("Au cas où !") et repasse de temps à la brasserie du coin pour déjeuner avec Geoffroy.

Intégrer les outils et écrits réalisés en opérationnel
Le plus frappant dans ce projet est sans doute le dogmatisme de l’approche KM à sa source : il fallait à tout prix codifier la connaissance dans des schémas et des diagrammes pré-determinés censés représenter la logique de l’expertise.
Les promoteurs de la méthodologie de formalisation déployée justifiaient sa pertinence par les témoignages satisfaits des experts recueillis devant la formalisation qu'on les avait aidé à effectuer. Soit, mais cela ne dit pas si cette méthodologie est plus satisfaisante qu'une autre, notamment en terme de rapport qualité/temps passé.
Or, en l’occurrence, reprendre le travail de capitalisation personnelle des collaborateurs n'aurait-il pas dû être un préalable ? Plus encore, n'est-ce pas un comble pour le management des connaissances que de ne repartir de rien ?
Le cas de Noël Zakarian montre qu'il est tout à fait opportun de faciliter la capitalisation des productions en connaissances et des outils de travail déjà existants, plutôt que capitaliser ex nihilo. Il aurait fallu pour cela assouplir le référentiel de capitalisation et même recourrir à un système de capitalisation plus libre et plus autonome (type retour d'expérience). Ce dernier aurait permis à chaque collaborateur de contribuer directement et rapidement à la base de connaissance, notamment en fin de projet ou de mission, quand les épreuves franchies et les connaissances construites dans l'action sont encore vives à l'esprit.

2 commentaires:

  1. Très bel article, très très interessant.
    Serait-il possible d'en savoir un peu plus sur la méthodologie de codification et de formalisation employée par ce jeune consultant ?
    adchol28@yahoo.fr

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  2. Bonjour,
    Merci pour votre appréciation. La méthodologie de capitalisation de ce jeune consultant était probablement proche de celle-ci : http://www.questionnement.fr/2009/11/quatre-principes-pour-bien-rediger-les.html
    A bientôt
    Maarten

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